Notre Dame du Rocher

Réponse de Philippe Capelle-Dumont à Michel Onfray

DECADENCE de Michel ONFRAY
 
Michel Onfray et le « judéo-christianisme » :
La confusion des esprits
Le verbe de Michel Onfray peut impressionner le lecteur. Mais sous les couches d’une écriture effrénée, il relève une stratégie qui doit hélas plus aux effets de clichés qu’aux sciences des religions.
Depuis l’ouvrage d’Oswald Spengler, Le déclin de l’occident (1918), la littérature du déclin occidentale s’est faite abondante mais de qualité variable. Michel Onfray, avec Décadence vient d’en rejoindre la famille. Après le Traité d’athéologie (2005) férocement antichrétien, il revient cette fois à la charge en rendant solidaires l’histoire du « judéo-christianisme » et la décadence de notre civilisation. Mais celui qui parcourt les 652 pages du livre, se trouve  confronté à une véritable somme d’approximations historiques et aperçoit vite le déficit méthodologiques dont elles procèdent ; il ne saurait cependant se résigner, devant un succès médiatique à vrai dire modeste, à laisser dériver la culture dans les méandres de l’à peu-près.
Le verbe de M. Onfray par sa fulgurance et son tourbillon d’érudition peut impressionner le lecteur. Mais sous les couches d’une écriture effrénée, il relève une stratégie qui doit hélas plus aux effets de clichés qu’aux sciences des religions.
Monstre conceptuel
La phrase par laquelle débute l’ouvrage résume le lourd contresens dans lequel le lecteur risque de se laisser entraîner : « La civilisation judéo-chrétienne se construit sur une fiction, celle d’un Jésus n’ayant jamais eu d’existence que métaphorique, symbolique, mythologique. » Trois affirmations péremptoires en deux lignes. La notion de « civilisation judéo-chrétienne » est un monstre conceptuel, fictif, monté pour être démonté ; celle de « judéo-christianisme » n’est jamais problématisée par notre auteur qui en homologue sans précaution le « trait d’union. Enfin, la forme d’évidence atteint la plus forte arrogance : Jésus, lit-on, n’aurait jamais existé ! La mise en cause de l’autorité des sources, aussi bien chrétiennes que non-chrétiennes, a quelque chose de surréaliste. Les évangiles ne seraient que des simples récits mythologiques, à l’instar des littératures consacrées aux anciens dieux grecs. Mais les critériologies historiques savantes et les analyses validées par tous les exégètes sur les différents genres littéraires du Nouveau testament et leur rapport à l’histoire sont ici méconnues, portant à d’incroyables bourdes.
Quant aux auteurs païens de référence, les Flavius Josèphe, Tacite et le Jeune, la fiabilité de leurs affirmations sur l’existence de Jésus seraient hypothéquées par le fait qu’ils ne l’ont point connu…! ; celle de Suétone serait gagnée par les modifications d’un moine copiste du moyen-âge mais dont en réalité aucun élément n’est jamais venu étayer sérieusement la véracité. Notre auteur sait assurément que les plus anciennes copies des dialogues de Platon datent du 9è siècle de notre ère. Où l’a-t-on jamais entendu mettre en cause l’existence celui-ci, de Socrate son maître et d’Aristote son ancien disciple ?
Contrefaçon spéculative
Les propos, essentiellement à charge, prend le risque de la diffamation lorsque son auteur établit une insupportable ligne de continuité entre le message évangélique et l’antisémitisme nazi. Il nous avait habitué à cette folie dans son Traité d’athéologie (« Hitler, disciple de saint Jean » ! p.201). Cette fois, on est dans la contrefaçon spéculative : « L’antisémitisme des chrétiens primitifs fut la condition de l’émergence de la civilisation chrétienne » (p.96) ! On se frotte les yeux devant l’instrumentalisation des citations de Mein Kampf, destinées à faire de Hitler un suppôt du catholicisme. La réitération occupe les pages 449-466 insolemment titrées : « Le fascisme comme réaction chrétienne » !
Cette reconstruction captieuse commence mal. Le christianisme naissant y est assimilé à une « secte » sans qu’en soit vérifiée l’adéquation conceptuelle. De nombreux raccourcis historiques s’ensuivent qui concernent aussi bien l’ère constantinienne que la scolastique médiévale. Que François d’Assise soit décrit comme celui n’aimait pas l’Eglise (sic p.220 ), que la doctrine de saint Augustin sur la « guerre juste » soit déclarée inspiratrice des motifs de croisades (p.225-226 ), que le récit de la Genèse sur le serpent et la femme fut, lit-on,  générateur des procès d’animaux et des sorcières au moyen-âge (p.269-283 ) ou que la philosophie médiévale soit tenue pour « auxiliaire de la pensée magique » ( p.284 ), tout cela laisse le lecteur pantois.
Amalgame
On passera sur l’inélégance de certaines têtes de chapitres (« Le poisson chrétien pourrit par la tête »), sur leur ésotérisme (« La sismologie lisboète » ) ou leur contresens ( « Le paraclet immanent de Vatican II » ). Mais il eût été convenant de faire valoir la contribution spécifiquement chrétienne de l’histoire de la pensée, notamment lorsqu’on cite les Erasme, Montaigne, Descartes, Pascal ou Newton, ou lorsqu’il s’agit de la période des « Lumières » ( p.378 ). Sur le plan méthodologique, il aurait fallu soigneusement distinguer d’une part les influences incontrôlables, positives ou négatives, que le christianisme a historiquement et indirectement exercées et d’autre part le motif principal de son déploiement qui les transcende voire s’en écarte. Pire que l’amalgame ainsi entretenu, aucune contribution  positive majeure du judaïsme ou du christianisme à l’histoire universelle n’est sérieusement relevée : rien sur l’invitation chrétienne des « universités » et des « hôpitaux », rien sur le prix sacré accordé à toute réalité humaine en vertu de l’Incarnation ; rien sur l’apport anthropologique fondamentale, notamment l’égalité homme-femme, du judaïsme et du christianisme ; si peu sur la distinction éminemment chrétienne entre « religion » et « politique » ; rien, en amont, sur l’espace dessiné à l’exercice philosophique par le judaïsme et par le christianisme. Si Vatican II aura eu quelque mérite aux yeux de notre auteur, c’est d’avoir sonné la fin de la transcendance divine et proclamé l’avènement de l’universalisme humain ! Dans de telles conditions, le diagnostic nihiliste ne peut que s’imposer ainsi que le traduit symboliquement la toute dernière phrase de l’ouvrage : « Le néant est toujours certain » ! ( p.585 ). Le Transhumanisme en constituerait au lendemain du moment islamique, l’ultime étape préparatoire.
Onfray est sans doute un philosophe pressé qui s’éprouve dans les délices agités de la chevauchée fantastique. A tout le moins son ouvrage, de façon paradoxale, sécurise les esprits résiduellement en quête d’une pensée linéaire de l’histoire. Mais il re-fabrique du sens au prix fort : celui d’un méta-récit de la décadence, d’une fin programmée sans finalité espérée. Nous allons nous éteindre mais qu’il est bon de savoir pourquoi ! A quoi donc sert M. Onfray ? Il nous aura convaincu que la décadence est bien là effectivement, celle de la confusion des esprits fragmentés, et qu’il participe avec aptitude de son expression.


Philippe CAPELLE-DUMONT
Doyen honoraire de la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris
Professeur des universités
Président de la Société francophone de philosophie de la religion
Président de l’Académie catholique de France
Publié le 03/05/2017